L’humour, un art viral en temps de crise ?
« Quand on n’a que l’humour / Pour vivre nos
promesses... » (Jacques Brel)
Alors que la planète cumule urgence climatique, mort lente de la biodiversité, pandémie mondiale (dont on craint le retour avec anxiété),que nous reste-il, sinon l’humour qui finit toujours par s’imposer. Surtout s’il est manié prudemment et au bon « timing ».
Est-ce toujours réellement le cas ?
Si l’on n’a jamais autant ri et souri sur les réseaux sociaux depuis l’apparition de la crise du coronavirus, c’est que l’humour s’avère une défense particulièrement avérée et efficace contre la peur et le désarroi. Ainsi, pour tenir le choc pendant le confinement, chacun a mis à disposition et au service de « l’autre » son irrésistible besoin de faire le clown afin de contrer les attaques de l’impensable pandémie et de son invisibilité.
C’est alors et ainsi que l’humour entra en scène et fit de la résistance, une arme de reconstruction massive !
La dérision fait diversion, occupe l’esprit, le corps, tue la peur, quand ce n’est pas le temps.
... Pour unique raison ?
La crise du coronavirus peut menacer nos vies, notre équilibre psychologique et nos sociétés. L'heure est grave. Et c'est peut-être justement pour cela qu'il est important de savoir en rire.
Les spécialistes l'affirment : dans ces moments difficiles, il est important de savoir rire de la situation. L'humour serait même indispensable à notre survie en tant qu'être humain. Il nous aiderait à surmonter les épreuves les plus difficiles.
Diverses études l'ont montré : rire, c'est bon pour la
santé ! Rire fait baisser la tension et favorise la digestion par effet de
massage. Rire aide à nous relaxer et renforce notre système immunitaire en dopant la production de globules
blancs. Rire nous permet de nettoyer nos poumons, car il implique de grandes
respirations.
En stimulant la production d'endorphine et en limitant
celle de cortisol, rire aide aussi à soulager notre stress. Et en produisant de
la dopamine, rire nous apporte du plaisir et renforce notre motivation. Tant de
choses utiles à ces périodes de crise.
Une véritable question de psychohygiène !
N'oublions pas non plus que l'humour est un langage universel. Ainsi rire ensemble en ces temps de confinement permet de contrôler notre sentiment d'isolement et de mieux gérer les émotions négatives qui iraient avec. Rire dédramatise les situations et diminue l'agressivité.
« Nous pouvons plaisanter de tout. Il est normal de rire
d'une situation effrayante. C'est ce que j'appelle la psychohygiène. Une forme de libération, même si elle ne dure parfois que quelques secondes », explique Kareen Seidler, chercheuse
à l'Institut allemand de l'humour au site Deustche Welle. Tout en soulignant
l'importance de ménager les sensibilités de chacun. Et de privilégier une forme
d’humour qu'elle qualifie de social. Comme celui que l'on trouve dans toutes
ces instructions amusantes qui circulent sur la meilleure manière de se laver
les mains.
L’humour, quel avenir ?
« Peut-on (encore) rire de tout ? », « Le politiquement correct est-il en train de tuer l’humour ? ».
Certains ne s’embarrassent d’ailleurs plus de l’interrogatif : pour les apôtres du « c’était mieux avant », la messe est déjà dite.
Cette question mérite pourtant non seulement d’être posée, mais surtout de recevoir des réponses plus satisfaisantes que les diverses levées de bouclier que l’on observe de part et d’autre ; elle nous mène à des réflexions plus profondes sur le rôle de l’humour dans nos sociétés, et à entrevoir ses nouveaux paradigmes et antagonismes, exacerbés comme tout semble l’être à l’ère des réseaux.
À croire certains pourfendeurs zélés du politiquement correct, l’humour ne devrait, par définition, ne pas être pris au sérieux et a fortiori être sujet à critique
Cette réponse, qui peut sembler aller de soi, ignore cependant le fait que « l’homme est un animal politique », pour citer Aristote.
L’humour et le rire, comme à peu près tout ce qui
relève des rapports entre les êtres humains, sont affaires de représentations
sociales et culturelles : preuve en est le fait qu’on parle volontiers d’humour
british ; que la drôlerie n’est pas pareillement définie dans un milieu social
ou dans un autre, dans une tranche d’âge ou dans une autre ; que certaines
saillies qui amuseraient un Français feraient bondir un Canadien…
L’humour étant un fait social, et non un fait naturel, il ne peut être déclaré exempt d’analyse quant à son rôle politique, c’est-à-dire son rôle sur les dynamiques de pouvoir, celui des des médias, en partculier.
« DESPROGES NE DISAIT-IL PAS… ?»
Le célèbre humoriste français Pierre Desproges est cité à tant à l’envi qu’à tort comme ayant affirmé, en substance, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». À tort car cette phrase, assez vague pour que chacun puisse l’interpréter comme bon lui semble, l’est généralement d’une manière qui trahit la pensée de son auteur.
Dans une
interview datée de 1986, il précisait ainsi son point de vue : « Il y a une
expression qui dit : “On ne tire pas sur une ambulance”. J’ajouterais : “Sauf
s’il y a Patrick Sabatier dedans !”… Oui, on ne peut pas rire aux dépens de
n’importe qui. On peut rire des forts mais pas des faibles. »
« Grand
phénomène de sociabilité, le rire forme et défait les liens à l’intérieur de
groupes et joue un rôle prépondérant dans des stratégies sociales, culturelles
ou politiques », selon l’historien Jacques Le Goff. Plus simplement : « Dis-moi
si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et
contre qui, et je te dirai qui tu es ».
Un nouveau climat politique
Partant, on comprend aisément les dynamiques actuelles de contrôle social, voire de censure autour de l’humour, à notre époque marquée par une sensibilité accrue aux enjeux sociaux, politiques mais également psychologiques liés aux discriminations et aux violences sociales .
Les appels à un plus grand contrôle du discours humoristique, comme du reste du débat public, non seulement répondent à une volonté de ne pas se voir infligé, à très court terme, des idées et des propos perçus comme une violence, mais s’inscrivent également dans une vision stratégique plus large visant à étouffer un puissant relais de diffusion et de perpétuation des mythes tenus pour oppressifs.
Diverses polémiques similaires ont également éclaté en France : on pense par exemple à l’éviction de l’animateur Tex de son jeu télévisé, en 2018, pour une blague sur les femmes battues en plein mouvement « Balance ton porc », ou encore aux innombrables condamnations publiques et signalements au CSA dont a été l’objet Cyril Hanouna pour des traits d’humour contestables
Constructif par la destruction
Un tel climat politique a de sérieuses conséquences
sur la pratique de l’humour, menant de nombreux humoristes et caricaturistes à
la réflexion, voire la remise en question. Certains choisissent la facilité :
pour n’offenser personne, le plus sûr reste encore de ne rien dire.
Un exemple en est le New York Times qui, après qu’une caricature a été accusée d’antisémitisme, a décidé de tout simplement cesser de publier des caricatures dans les colonnes de son édition internationale.
La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique !
En France, l’attachement à la liberté d’expression et
à pouvoir « rire de tout » reste prépondérant, mais une nouvelle garde
d’humoristes tente de ne pas pour autant se vautrer dans l’inconséquence.
Allant plus loin, Jordi Costa, critique de cinéma et de télévision espagnol, a théorisé le concept de « posthumour ».
Dans son essai « Un rire nouveau, posthumour, parodie et autres mutations de la comédie » il se penche sur le sujet des mutations récentes de l’humour, et imagine la possibilité d’un « festival d’humour où personne ne rit » comme « la possibilité d’une nouvelle forme de comédie ».
Le posthumour n’a pas pour objectif premier de faire rire, mais plutôt de susciter un inconfort, un malaise à même de pousser à une réflexion plus large sur des sujets sociaux, politiques ou éthiques.
L’une des questions centrales de l’essai, « l’humour
peut-il être constructif ? », y trouve l’une de ses possibilités de
réponse.
L’Humour politiquement incorrect autoproclamé,
nouvelle forme de réaction
L’humour « politiquement incorrect » — expression qui relève aujourd’hui davantage de l’autocongratulation que de la condamnation — a pu trouver refuge sur Internet, et en particulier sur les réseaux sociaux. Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés. Par des sites webs à vocation de divertissement, des pages ou groupes Facebook, ou encore via Twitter, les parodies, caricatures et autres memes véhiculant par l’humour des messages a minima conservateurs, parfois franchement réactionnaires, racistes, misogynes… ont proliféré.
Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés
Comme toute réaction, les idées promues n’ont, dans leur substance, rien d’inédit (allant, selon les cas, d’un simple conservatisme social au rejet de l’émancipation des femmes, la pathologisation d’orientations sexuelles minoritaires, le racisme…). La nouveauté est qu’elles se pensent de manière réflexive. L’objectif, au-delà de la diffusion d’idées, est de se placer dans une position de résistance à une supposée doxa majoritaire. Les memes n’ont pas pour objectif premier de faire rire, mais de marquer son appartenance à un camp, d’offenser les personnes opposées, et de répandre un message social et politique. De là à y voir une autre forme de posthumour ?
En tous les cas, l’impact politique, difficile à
mesurer, est très réel : l’humour sur Internet est un nouveau terrain où se
jouent les luttes pour une hégémonie culturelle.
L’humour
subversif est-il mort en France ?
Il est loin en France le temps où les humoristes fournissaient l’arme du rire subversif contre les puissants !!
Et toujours par contraposée, ce qui se passe aux États-Unis met en lumière ce qui se passe, ou plutôt ce qui ne se passe pas encore en France, ou encore bien trop rarement : là où, d’un côté de l’Atlantique, on peut encore entendre un son de cloche différent, où la liberté d’expression est constitutionnellement garantie par le premier amendement, le continent européen en général et la France en particulier semblent s’enfoncer avec un délice éhonté dans l’auto-censure puis la censure assumée voire le politiquement correct le plus compact imposé par une clique médiatique et politique de plus en plus violente.
En plus des dérives de plus en plus nombreuses et de plus en plus évidentes dans le pays — la dernière en date du fait d’Anne Hidalgo qui réclame, pour des motifs parfaitement idéologiques et en toute décontraction, la suppression d’une campagne publicitaire pourtant parfaitement légale mas pas à son goût, et se fait heureusement débouter en justice — il suffit d’observer ce qui agite régulièrement la sphère médiatique française pour se convaincre qu’il y a bien un problème de liberté d’expression au pays des Lumières.
Il y sévit ainsi, très régulièrement, des groupes de
pression qui ont tôt fait de faire taire ceux qui ont l’impudence de sortir des
clous de la bien-pensance : depuis ces collectifs prétendûment citoyens dont le
but affiché (combattre la haine sur les réseaux sociaux) se traduit par des
déchaînement trop souvent haineux vis-à-vis de ceux qui osent ne pas penser
comme eux, jusqu’aux habitués de la poursuite en justice grâce aux lois
mémorielles et crimes « d’incitation à la haine » dont les définitions et
contours sont chaque jour plus flous, l’actualité se remplit quotidiennement
d’atteintes toujours plus fortes à la liberté d’expression.
Cinq ans après « Charlie » : « La transgression
s’efface des œuvres dès qu’il est question de politique, de religion, de sexe,
de couleur de peau »
Où en est aujourd’hui la liberté d’expression et de création à l’heure où se tient le procès de la tuerie contre « Charlie » ? Pas très bien, l’autocensure galope, souligne dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
Il y a tant de douleur à raconter au procès Charlie Hebdo. Une mémoire à écrire. Une liberté d’expression à défendre. Ce troisième enjeu est ardu. Peu importe que la France soit beaucoup moins « Charlie » qu’il y a cinq ans. Ce journal n’a jamais cherché le consensus. Il veut juste vivre, avec la loi pour gardien. Sauf que la loi ne garde plus grand-chose, puisque le débat se joue ailleurs, dans l’opinion et dans la création.
Le sondage publié, le 2 septembre, par Charlie Hebdo avec l’IFOP en confirme d’autres.
Plus on est jeune, plus on pense que le journal n’aurait pas dû publier les caricatures de Mahomet. On le pense encore plus si on est musulman. Alors si on est jeune et musulman…
Philippe Lançon, rescapé de la tuerie, qui a publié un grand et si beau livre, « Le Lambeau « (Gallimard, 2018), cerne le recul de la liberté d’expression : « Charlie continue de vouloir rire ou sourire de tout dans un monde où plein de gens, surtout à gauche, ne veulent plus rire de rien, et surtout pas d’eux-mêmes. »
La gauche et le monde de la culture, jadis soudés
derrière le Charlie qui pourfendait le pape et l’Eglise catholique, ne rigolent
plus quand il s’agit de moquer l’islam. Une explication : le catholicisme était
assimilé à la bourgeoisie dominante, alors que l’islam est associé aux
populations minoritaires et brimées.
Le dessin satirique, un baromètre
Virginie Despentes incarne ce basculement de la gauche quand elle déclare aux Inrocks, peu après la tuerie avoir « aimé tout le monde », notamment « ceux qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir ».
Sans aller jusque-là, les artistes semblent tétanisés
par l’enjeu.
Un espace public corseté par la “cancel culture” ne sert pas, et ne les servira jamais, les intérêts des minorités.
Le New York Times l’a fait en 2019, pour éviter les
ennuis.